
2. Urbanisme
Intérêt à agir et voisin immédiat : le serrage de vis bienvenu de la part du Conseil d’État ou vers la fin d’une présomption de principe ?
Intérêt à agir et voisin immédiat : le serrage de vis bienvenu de la part du Conseil d’État ou vers la fin d’une présomption de principe ?
CE, 19 janvier 2024, n° 469266
On le sait, l’intérêt à agir d’un requérant constitue une condition de recevabilité de son recours contre une autorisation d’urbanisme. Ce point se comprend aisément dans la mesure où admettre largement le recours des tiers entraînerait une augmentation des contentieux, notamment des recours dits « abusifs » ; Et c’est d’ailleurs en ce sens qu’avait été prise l’ordonnance n°2013-638 du 18 juillet 2013.
Ainsi, l’article L. 600-1-2 du Code de l’urbanisme dispose qu'un tiers n’a intérêt à agir contre une autorisation d’urbanisme que s’il démontre que la construction, l’aménagement ou les travaux autorisés sont « de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance » du bien qu’il occupe ou détient.
Pour autant, pendant quelques années, il a semblé que le Conseil d’État allégeait la démonstration de l’intérêt à agir pour le voisin immédiat du projet, réduisant d’une certaine manière la portée attendue de la réforme opérée par l’ordonnance précitée.
Dès lors, la distance entre la propriété du requérant et le projet attaqué était un élément fondamental dans la démonstration de l’intérêt à agir. Le voisin immédiat bénéficiait ainsi d’une sorte de présomption d’intérêt à agir, puisque celui-ci devait uniquement faire état devant le juge administratif des éléments permettant d'apprécier la nature, l'importance et la localisation du projet contesté :
« Il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien (…) qu’eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d’un intérêt à agir lorsqu’il fait état devant le juge, qui statue au vu de l’ensemble des pièces du dossier, d’éléments relatifs à la nature, à l’importance ou à la localisation du projet de construction » (CE, 13 avril 2016, req. n° 389798).
La charge de la preuve pesant sur le voisin immédiat d’un projet d’urbanisme était réduite à son plus strict minimum.
En effet, le Conseil d’Etat considérait que le voisin immédiat justifiait d’un intérêt à agir alors même qu’il n’avait produit que des documents cartographiques permettant d’apprécier la nature, l’importance et la localisation du projet contesté, sans avoir réellement démontré que les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien étaient susceptibles d’être directement affectées par le projet de construction litigieux.
« Considérant (…) que l'intéressée a fourni un acte de notoriété et une facture d'électricité établissant sa qualité de propriétaire voisin ainsi qu'un extrait de plan cadastral faisant apparaître la localisation du terrain d'assiette du projet par rapport à sa parcelle ainsi que la proximité de sa maison d'habitation avec ce lotissement et la voie d'accès à ce dernier ; que l'ordonnance attaquée rejette toutefois sa demande pour irrecevabilité manifeste, faute que Mme D...justifie d'un intérêt pour agir suffisant, en relevant que l'intéressée aurait dû expliquer en quoi l'aménagement autorisé était de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien ; qu'en se prononçant ainsi, alors que la requérante avait apporté la preuve de sa qualité de voisin du projet litigieux et fourni des documents cartographiques permettant d'apprécier la nature, l'importance et la localisation du projet contesté, le président de la 2ème chambre du tribunal administratif de Marseille a méconnu, au prix d'une erreur de droit, les règles d'application de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme rappelées au point 2 ». (CE, 20 juin 2016, req. n°386932)
Depuis 2018, le juge administratif a opéré un resserrement de sa position.
Considérant que la présomption d’intérêt à agir du voisin immédiat n’est pas irréfragable, le juge administratif rappelait que cette qualité ne dispense pas le voisin immédiat d’expliquer que la construction, l’aménagement ou le projet autorisé sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien :
« Si M. D. dispose en principe d’un intérêt pour agir en sa qualité de voisin immédiat du terrain d’assiette du projet, dès lors qu’il est propriétaire des parcelles cadastrées CE n° 37, 42, 45, 46 et 94 sises 44 chemin des Gros Buaux, il n’établit pas que le projet de M. E…, tel qu’il a été autorisé par l’arrêté du 28 mai 2015 attaqué, serait susceptible, eu égard à sa nature, à son importance et à sa localisation, en tant notamment qu’il prévoit la réalisation d’un talutage et d’un mur de soutènement en partie Nord-Est du terrain, d’affecter les conditions d’occupation et d’utilisation de son bien par la création d’une plateforme depuis laquelle M. E… disposerait d’une vue droite sur son terrain (…)
Enfin, en se limitant en appel à des considérations générales sur l’intérêt à agir en matière de permis de construire, M. D… n’apporte pas plus d’éléments de nature à établir que les travaux de M. E… lui auraient conféré un tel intérêt. C’est donc à bon droit que le tribunal administratif de Nice a accueilli la fin de non-recevoir soulevée en première instance par M. E… et la commune de Cagnes-sur-Mer. (…) ». (CAA de Marseille, 9 novembre 2018, req. N°18MA04122).)
C’est cette position que vient rappeler le Conseil d’État dans une décision du 19 janvier 2024.
En effet, le Conseil d’Etat relève, d’une part, que la présomption d’intérêt à agir du voisin immédiat ne le dispense pas de son obligation de faire état d’éléments relatifs à la nature, à l’importance ou à la localisation du projet de construction, lesquels doivent ressortir de leurs écritures et, d’autre part, que l’existence d’un litige judiciaire relatif à la détermination d’une servitude de passage est « sans lien avec la nature, l’importance ou la localisation du projet de construction » :
« Pour retenir que M. et Mme A..., dont il est constant qu'ils sont des voisins immédiats de la parcelle sur laquelle le projet doit être réalisé, disposaient d'un intérêt leur donnant qualité pour agir, la cour administrative d'appel de Marseille s'est fondée, d'une part, sur ce que les intéressés avaient notamment fait état d'un litige portant sur la détermination d'une servitude de passage sur leur fonds au bénéfice du pétitionnaire et, d'autre part, sur ce que la construction d'une maison individuelle et d'un garage était de nature à porter atteinte aux conditions de jouissance de leur propriété, notamment à leur vue et à leur tranquillité. Toutefois, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond et notamment des différents mémoires produits par M. et Mme A..., tant en première instance qu'en appel, que les intéressés se sont bornés à faire état de la proximité immédiate de leur propriété avec celle du projet, ainsi que de l'existence d'un litige de bornage avec leur voisin. En se fondant, ainsi, d'une part, sur un litige judiciaire sans lien avec la nature, l'importance ou la localisation du projet de construction, et, d'autre part, sur des éléments relatifs aux conditions de jouissance de leur bien par M. et Mme A... dont les intéressés ne faisaient nullement état dans leurs écritures, la cour a entaché son arrêt d'erreur de droit.
(…)
M. et Mme A... ne font pas état d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction de nature à justifier d'une atteinte susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de leur propriété. Par ailleurs, la commune de Nîmes a soutenu, sans être contredite, que le projet, objet du permis de construire, n'est pas susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de leur bien par M. et Mme A..., compte tenu notamment des protections végétalisées séparant les deux terrains. Par suite, la SARL société de développement rural et la commune de Nîmes sont fondées à soutenir qu'au regard des dispositions de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme, M. et Mme A... ne justifient pas d'un intérêt leur donnant qualité pour contester le permis de construire accordé par le maire de Nîmes ».
A n’en pas douter, face à la multiplication des recours abusifs (quand il ne s’agit pas de recours crapuleux), cette jurisprudence revient dans l’esprit de l’ordonnance n°2013-638 visant à éviter les recours abusifs des voisins de projets.